J'ai d'abord pensé que je ferais partie de celles qui assisteraient silencieusement au mouvement de
libération de la parole à propos du harcèlement sexuel.
J'ai milité plusieurs années dans une association de lutte contre le harcèlement sexuel dans
l'enseignement supérieur,
CLASCHES. Et je me pensais suffisamment forte et distanciée vis à vis
de ce sujet, capable d'en parler, y compris de situations personnelles.
Mais devant la vague des révélations, l'ampleur de la participation au fil des jours, la présence
quotidienne de ce sujet dans les medias, et face à la nécessité de décider de ma prise de parole,
j'ai réalisé que ce n'était pas si simple.
J'ai pris le temps d'observer ce que cet événement provoquait en moi.
A côté de la satisfaction à voir cette parole se libérer, à assister à des débuts de prise de
conscience, à côté de l'admiration, de l'empathie et de la reconnaissance pour celles qui osaient se
manifester et dénoncer, je ressentais un vrai malaise, des sentiments beaucoup plus négatifs, de la
colère, le besoin dans un premier temps de rester à l'écart du choeur des révélations.
J'ai fini par admettre que cela me fragilisait, au point que j'ai cessé assez rapidement de lire les
témoignages et les dénonciations.
Tous ces récits, détaillés ou non, venaient réveiller des souvenirs désagréables voire douloureux –
ce qui ne remet nullement en cause leur légitimité.
La stratégie du tri
Mais surtout, j'ai compris qu'ils me confrontaient à mon déni, à la façon dont je gérais
intérieurement mon histoire et les violences sexuelles en général.
Alors que je me pensais capable
de les repérer, de les admettre et de les verbaliser, au moins pour moi-même, j'ai réalisé que je les
triais.
Ce tri s'opère selon une figure concentrique :
vers l'extérieur du cercle, se situent les
situations qui peuvent émerger clairement à ma conscience, que je peux évoquer et dénoncer
(même si je n'ai jamais porté plainte contre personne).
Plus on se rapproche du centre du cercle, plus il s'agit de situations difficiles à verbaliser, voire à
me représenter, des situations que j'ai pu en partie refouler/oublier, dont je n'ai pas parlé pendant
très longtemps, et que je continue à ne pas évoquer pour certaines.
En essayant de lister pour moi-même ces situations, en les observant revenir à ma mémoire, j'ai
réalisé que le critère de ce tri n'était pas fonction de la gravité des agressions subies, ni de leur
impact plus ou moins traumatique.
Le critère majeur tient en premier lieu à la personne agresseuse : plus celle-ci est proche et
connue, plus la situation est difficile à évoquer, voire même à qualifier d'agression ou de
violence.
Au plus loin, la rue
Ainsi, les situations que j'ai l'habitude d'évoquer sont des agressions commises par des hommes
inconnus, dans des lieux publics, extérieurs, collectifs. Ce sont des agressions ponctuelles : je n'ai
jamais recroisé mon agresseur par la suite. Il s'agit, par exemple, d'une agression sexuelle dans le
hall de mon immeuble, quand j'avais 16 ans, par un homme qui m'avait suivie dans la rue alors
que je rentrais chez moi. Ou encore d'un homme croisé dans un parc qui se masturbait en public.
De toutes les agressions verbales (aussi bien sexistes que lesbophobes) subies dans la rue au fil
des années, malheureusement bien trop fréquentes pour être dénombrées.
Pendant assez longtemps, je me suis raconté que mon expérience des violences sexuelles se
limitait à ça. Ce n'était pas seulement que je triais sciemment ce que je racontais : le tri s'opérait
aussi dans ma conscience, par un phénomène plus ou moins intense de refoulement. Et je
parvenais à peu près à me convaincre moi-même que je n'avais pas d'autres choses à dénoncer.
Ces situations que je situe dans la partie externe de mon schéma de tri, je peux les mettre à
distance de moi, d'une certaine façon, et j'ai pu sans difficulté les qualifier d'agressions : même si
elles m'ont impactée, en particulier cette agression dans mon immeuble qui a été traumatique et
dont je n'ai pu parler à personne à l'époque, j'avais d'emblée conscience que je n'étais en rien
responsable, que le problème se situait chez cet homme, pas chez moi. Et j'ai pu ressentir de la
colère et de l'indignation, contre lui et contre le fonctionnement de cette société. Par ailleurs, je
ne l'ai jamais revu. Et même si j'ai eu peur de le recroiser pendant une période, je n'ai jamais été
confronté à nouveau à mon agresseur.
En fait, ces situations rentraient dans mon cadre de pensée, celui que l'on m'avait transmis et que
l'on partage globalement dans mon milieu social, et dans l'ensemble de la société : il existe des
hommes violents, qui agressent les femmes, et le monde extérieur peut être dangereux quand on
est une jeune fille ou une femme seule. Ça arrive. En quelque sorte, on m'y avait préparée.
Entre deux, au travail et au lycée
Mais il y a bien d'autres situations qui ne rentrent pas complètement dans ce cadre, voire pas du
tout. Et plus elles s'en éloignent, plus il devient difficile de les évoquer, de se les représenter.
En-dessous de cette première strate de situations que je peux relater sans problème, il y en a une
seconde, déjà un peu plus délicate, qui concerne les situations de harcèlement vécues dans des
lycées : l'une en tant que salariée, l'autre en tant qu'élève. Dans les deux cas, il s'agissait
d'hommes adultes, un proviseur et un prof. Ces deux situations étaient plus diluées dans le temps,
plus sournoises aussi, et caractérisées par un déni massif de l'entourage professionnel (infirmière
scolaire, direction, CPE, Rectorat) qui pourtant savait, sans aucun doute possible (plusieurs
plaintes avaient été prononcées).
Ces deux situations étaient plus difficiles à dénoncer, parce qu'il n'y a pas eu envers moi d'actes,
pas d'agression physique, pas d'insultes : il s'agissait de propos malveillants, de regards déplacés,
de manipulations, de remarques sur le physique, de l'instauration d'un climat hostile... C'était, par
exemple, de la part du proviseur, le fait de venir s'installer dans mon bureau en l'absence de ma
collègue (alors qu'il avait un bureau à lui où il était sensé travailler) et de mettre de la musique
(sans me demander mon avis bien sûr), en l'occurrence uniquement des chansons contenant des
propos sexuellement explicites. Ceci s'inscrivant dans un comportement quotidien, récurrent : une
accumulation de "petites" choses qui font se sentir vulnérable.
Dans les deux cas, j'ai alerté et cherché de l'aide, pas tant pour moi-même que pour des collègues
qui m'avaient rapporté des situations d'agressions sexuelles de la part de ces hommes : dans les
deux cas, j'ai été ridiculisée et confrontée à la minimisation et la dénégation. Je précise qu'à
chaque fois, les personnes vers qui je me suis tournée étaient des femmes. Et je crois que leurs
réactions ont été presque plus difficiles à encaisser pour moi que le comportement de ces
harceleurs.
Dans ces deux situations de harcèlement caractérisé, qui concernaient plusieurs victimes, et se
perpétuaient dans le temps, je me suis confrontée aussi à l'image du lycée comme un lieu
nécessairement sain et sécure, un lieu d'apprentissage et de savoir dont la violence serait
par définition exclue. Un lieu où l'on pouvait, en tout cas, être protégé-e en cas de problème, à
partir du moment où ce problème était signalé.
Cette seconde « strate » m'a donc posé plus de difficulté, bien que ces deux situations aient eu en
elles-mêmes moins de conséquences sur moi que les agressions dans la rue : ce qui en a eu, c'est
le constat que se plaindre n'était pas forcément efficace, et que la solidarité n'était pas du tout
évidente, y compris entre femmes. Le mépris affiché par la gestionnaire du rectorat et l'infirmière
scolaire est resté gravé dans ma mémoire : mais qu'en faire ?
Ces deux hommes sont restés à leur poste, et ont continué à nuire.
Contrairement aux situations de la 1ere « strate », celles-ci m'ont confrontée à la culpabilité et à
une forme de désarroi : n'aurais-je pas du aller plus loin dans mes dénonciations, insister, n'avaisje
pas une responsabilité envers les autres personnes déjà victimes ou qui pouvaient le devenir ?
J'ai travaillé successivement dans 6 établissements, avec 6 proviseurs ou principaux différents : 4
sur 6 avaient des comportements de harcèlement (moral uniquement pour la plupart) envers leurs
collègues directs (intendant-e, proviseur adjoint, secrétaire...).
La violence entre élèves était palpable et quotidienne dans ces établissements. En fait, la violence
en général était palpable dans ces établissements, à tous les niveaux, entre adultes, entre enfants,
entre adultes et enfants : des atmosphères particulièrement pénibles.
Plus près, les agressions entre pair-es, au collège et entre ami-es
La violence entre élèves inclut aussi le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles. Bien que
j'en ai conscience depuis très longtemps, évoquer les situations auxquelles j'ai été moi-même
confrontée en tant qu'élève/enfant est encore très compliqué. Et je dois admettre que je n'en ai
jamais parlé. Là encore, parce que cette violence est terriblement taboue.
L'idée que des enfants ou de jeunes adolescent-e-s puissent s'agresser sexuellement entre eux
heurte en général nos représentations.
Je pense que ma grande difficulté à évoquer ces situations tient aussi au fait qu'elles impliquaient
des personnes plus proches affectivement : des élèves de ma classe, qui est restée la même du
CE1 à la 3ème. Certains de nos parents étaient amis. Nous allions parfois les un-e-s chez les
autres, nous nous voyions en-dehors de l'école.
Il est représentatif que pendant très longtemps, la seule situation dont je me sois souvenue était la
suivante : un garçon d'une autre classe, en 5ème-4ème, qui me suivait aux toilettes, m'attendait
devant la porte, essayait de me toucher (ce qu'il faisait avec d'autres filles).
Ce garçon, je le connaissais à peine (je ne me rappelle pas son prénom), il n'évoluait pas dans
mon cercle de connaissances, et en-dehors de ces rares épisodes je n'ai eu aucun contact avec lui.
Mais il y a eu d'autres situations que j'ai refoulées pendant très longtemps :
• l'une impliquant un garçon faisant partie de mes « amis », qui me poursuivait de ses
ardeurs malgré mes refus répétés, et est allé jusqu'à me montrer son sexe (pensant sûrement que ça
me ferait changer d'avis...!) ;
• l'autre, le harcèlement subi par un groupe de filles, que j'ai mis des années à qualifier de
harcèlement sexuel, alors que c'en était : et pas le moins acharné. Insultes, images pornographiques,
« petits mots » transmis pendant les cours me mettant en scène dans des situations sexuelles, etc.
Comment dénoncer de tels faits commis par des filles de 13 à 15 ans ?
Voilà une situation à laquelle on ne m'avait pas du tout préparée.
Pourtant le comportement de ces filles a eu sur moi un impact bien plus grave que celui des deux
garçons cités précédemment. Parce que plus haineux, plus durable, avec une intention marquée
d'humilier. Et parce que ce n'était pas pour moi représentable d'être agressée sexuellement par des
filles de mon âge, et qu'il était inimaginable d'en parler à qui que ce soit.
Ce n'était pas des filles « masculines », ni considérées comme rebelles, agressives : des filles de
familles plutôt aisées, féminines voire très féminines, ne posant aucun problème aux adultes ni à
l'institution scolaire.
Je ne suis pas la seule, les situations de harcèlement et d'agressions sexuelles entre filles à
l'adolescence sont certainement plus fréquentes qu'on ne le croit.
En y repensant, je me confronte à cette interrogation : où ont-elles appris cette violence ? Qu'ont-elles
reproduit ? Et je m'aperçois que j'ai plus de difficulté à me poser la question concernant les
garçons et les hommes, comme s'il était plus « naturel » ou « attendu » qu'ils soient violents.
Beaucoup plus près : la violence des adultes envers les enfants, les proches, la famille
Une partie de l'explication se situe peut-être dans une autre situation, plus ancienne, et plus
difficile encore à admettre : la prof de sport en CE1 qui fait des remarques humiliantes sur le
physique des enfants. Qui fait des « plaisanteries » ambiguës lorsqu'elle nous fait faire de la lutte,
ou lorsqu'on va à la piscine. Elle me met systématiquement en binôme avec un petit garçon qui
fait le même poids et la même taille que moi (nous sommes les plus petits et les plus menus), et
elle s'amuse beaucoup à se moquer de nous, à suggérer des attitudes sexuelles – ce que, à 7 ans,
nous ne sommes pas tout à fait en mesure de comprendre, et que nous saisissons pourtant.
Tout le
monde rit, j'ai le souvenir aigü de l'humiliation que je ressentais, je me souviens du sentiment
d'intrusion que provoquaient ses remarques sur mon corps. Je n'ai jamais oublié cet épisode, bien
que je l'ai longtemps enfoui.
Malgré tout, là aussi, j'ai mis très longtemps à admettre le caractère sexuel de ses propos et de son
attitude, le fait que ce comportement rentrait dans le cadre du harcèlement. Encore aujourd'hui,
j'ai du mal à intégrer qu'une femme adulte puisse humilier sexuellement des enfants de 7 ans,
mais je sais d’expérience pourtant que c'est possible.
La violence sexuelle des adultes envers les enfants des deux sexes est aussi répandue que
taboue...
Evoquer le harcèlement et les agressions qui se produisent dans les familles, dans les
cercles d'ami-e-s reste particulièrement difficile.
Dénoncer une personne proche, avec laquelle on a des liens affectifs, est une épreuve qui est souvent risquée, et peut s'avérer insurmontable.
Admettre également la violence exercée par les femmes, en particulier par les femmes envers
d'autres femmes, que ce soient dans un couple, dans une famille, dans le cadre d'une relation
éducative, vient heurter nos représentations encore très ancrées d'une supposée « non-violence »
féminine naturelle, et des relations forcément protectrices des adultes envers les enfants dont ils
ont la responsabilité.
Visibiliser la violence sexuelle des hommes entre eux, sans doute beaucoup plus répandue qu'on
ne le croit – je connais plusieurs personnes de mon entourage plus ou moins proches qui l'ont subie.
Toutes ces situations se situent, je crois, au centre du cercle, et il nous faudra encore du temps
pour pouvoir les aborder et les affronter, dans une perspective féministe, sans craindre de
minimiser la domination masculine et les violences faites aux femmes. Parce que ça ne s'oppose
pas.
De la réalité complexe des violences sexuelles
En listant toutes ces situations, j'ai compris que la violence sexuelle, si elle s'inscrit dans la
domination masculine, ne se limite pas au genre/sexe.
La violence sexuelle n'est pas tant une
question de sexualité que de pouvoir : cela peut arriver dans toute situation où il y a rapport de
domination. Entre un-e adulte et un-e mineur-e, entre un-e parent-e et un-e enfant, entre un
groupe et un individu fragilisé/dominé, etc.
Plusieurs types d'oppressions peuvent être en jeu, qui
sont toutes liées : homophobie, transphobie, domination adulte, racisme, validisme, etc...
Il ne s'agit pas de désir ou de pulsion sexuelle, mais de l'expression et de l'exercice d'un pouvoir
sur l'autre, qui vise à le soumettre.
A ce titre, l'éducation sexuelle n'est pas une solution suffisante : il faut travailler sur
les rapports de pouvoir et de domination.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, malgré mon féminisme, mon engagement sur ces sujets,
mes prises de positions, je continuais à minimiser, à masquer, à me protéger de cette réalité.
Je ne prétends pas avoir épuisé toutes les situations que j'ai rencontrées dans ma vie : depuis le
début de ce mouvement #MeToo, et l'écriture de cet article, des souvenirs me reviennent
régulièrement en mémoire. J'ai l'impression que ça n'a pas de fin, et c'est effrayant.
Cette multiplication de témoignages nous place toutes et tous face à une réalité très éprouvante
psychiquement : admettre que les situations de violence sexuelle jalonnent nos existences depuis
des années, c'est faire face à une image de soi et du monde qu'on préfèrerait ignorer. Et pourtant,
c’est une première étape essentielle pour que demain ces situations ne se reproduisent plus.
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