18 avr. 2016

L'aubaine des réseaux sociaux

Le harcèlement en ligne, essentiellement sur les réseaux sociaux, ou cyberharcèlement, est un phénomène qui amplifie et aggrave le harcèlement scolaire. De là à faire d'Internet une cause, sinon la cause, des violences entre adolescentEs, il n'y a qu'un pas, que certainEs franchissent allègrement.
En témoigne cet entretien avec le principal d'un collège au sujet du cyberharcèlement, paru la semaine dernière sur le site Rue89.

Le titre donne le ton et le fond : 
"90% des problèmes de disciplines sont liés aux réseaux sociaux".
D'emblée, l'amalgame est repris par la journaliste, entre harcèlement et "problèmes de disciplines". Discipline étant ici compris au sens d'obéissance et soumission - à un règlement imposé, mais plus généralement à un comportement prescrit, c'est à dire à un pouvoir disciplinaire.
La violence ne sera donc pas envisagée comme un problème humain dont il serait intéressant et utile de rechercher les causes afin de l'éviter, mais comme une nuisance (pour qui ?) qu'il faut sanctionner. 

Constantin Kontaxakis, le principal en question, a une vision bien à lui du harcèlement scolaire - bien à lui, mais bien partagée. Il le distingue en deux formes :
"Il y a une première forme que l’on peut rapidement régler : des élèves utilisent entre eux des insultes, cela va en faire souffrir un et à partir de là, soit il l’exprime et on va intervenir directement, soit il ne l’exprime pas, s’isole, et il va falloir détecter les signes de cet isolement."
(...)
"Après il y a une forme un peu plus violente de harcèlement, qui est rare. (...) De la méchanceté volontaire, du racket, on met la pression à un jeune parce qu’on ne l’aime pas, etc. Là c’est plus compliqué car on est dans une démarche psychologique forte de la part du harceleur et la plus grande difficulté pour nous réside dans le fait d’avoir l’information."
Outre qu'on ne saisit pas bien la différence entre ces deux types de situations, la première laisse entendre qu'unE élève puisse être insultéE et excluE "sans raison". On n'est pas loin du harcèlement "pour jouer", inconscient, qui ne chercherait pas à faire du mal. Les élèves utiliseraient des insultes comme d'autres utilisent le verlan, comme un langage à eux, sans qu'il y ait nécessairement de lien avec la violence. On retrouve là une vision de l'enfant et de l'ado "sauvage", mal dégrossiE, non encore civiliséE. 
" Ils se comprennent entre eux, utilisent un langage qui leur est propre", affirme plus loin M. Kontaxakis, qui reconnaît n'être "parfois pas à même de tout comprendre" lorsqu'il "[lit] leurs messages". Mais qui, par ailleurs, semble très sûr de lui lorsqu'il s'agit d'interpréter telle ou telle situation ainsi que les intentions derrière chaque propos. Ainsi, un "demain, je vais te tuer" proféré en ligne par une élève ne représente pas pour lui une réelle menace, mais s'inscrit dans une simple "altercation", "rien de grave".
On notera au passage que le principal lit les messages des élèves et ne s'en justifie pas. [1]

Cette distinction entre deux types de harcèlement, l'un "pas grave", et l'autre "réel" ou "sérieux" - mais "rare", évidemment - est une manière de minimiser voire nier la violence, de la naturaliser, et d'en rejeter la responsabilité sur les élèves.

M. Kontaxakis ne semble pas imaginer une seconde que la violence entre élèves, dans sa majorité, lui échappe, lui est probablement soigneusement dissimulée, à lui tout autant qu'aux autres adultes de l'établissement.
Il semble persuadé que la surveillance, l'intervention desdits adultes, et la sanction, suffisent à résoudre une situation de harcèlement, et à protéger l'élève qui en est victime. Il encourage les élèves à "parler" - aux adultes. "Venir en parler", "se confier à un adulte" : principal conseil, sinon le seul, adressé aux élèves victimes et témoins de harcèlement (comme on peut le constater sur le site du ministère de l'Education Nationale). Encore faudrait-il ne pas minimiser les risques que cela fait prendre aux élèves concernéEs :
"A cet âge-là, ils ont la sensation que dire quelque chose c’est être une balance, et qu’ils seront ensuite dénigrés et rejetés par les autres..."
Or il ne s'agit pas d'une "sensation", mais d'un risque réel. L'intervention des adultes et la sanction aggravent souvent la situation. Le harcèlement sera alors encore mieux dissimulé, et la victime n'osera plus en parler - quand l'adulte pensera, satisfait, que le problème est résolu. 

Plus grave, M. Kontaxakis ne distingue pas conflit et harcèlement. Or, l'un et l'autre relèvent de logiques tout à fait différentes. Non seulement il ridiculise ainsi les problèmes relationnels que peuvent rencontrer les collégiens - "des choses d'ados, rien d'essentiel" -, mais il entretient la confusion fâcheuse entre désaccord et violence. Une confusion entretenue dans d'autres contextes, comme la violence conjugale, par exemple, et contre laquelle les féministes luttent depuis longtemps [2]. Distinguer le conflit, qui peut être constructif et s'exercer sur un terrain égalitaire, de la violence et du harcèlement, toujours destructeurs et qui supposent une asymétrie de pouvoir et une domination, est un enjeu important au sujet des souffrances au travail et à l'école.
Le principal du collège évoque par ailleurs un âge d'or scolaire où, semble-t-il, le harcèlement n'existait pas, où les problèmes se réglaient sainement par une "bonne vieille altercation". 

Qu'est-ce qui a donc bien pu dénaturer à ce point une école aussi "idyllique" ??
Je vous le donne en mille : Internet, bien sûr.

Voici qu'il faut, encore et toujours, devant la diabolisation du Web - et avant elle, de la télévision, de la radio, de la littérature - rappeler que Facebook, Snapchat et Twitter sont des outils et des espaces. Outils qui peuvent être utilisées à des fins violentes, comme à des fins constructives ; espaces où peut s'exprimer la haine, comme l'amitié [3].
Simple discours rétrograde ? Pas sûr. Cette diabolisation perpétuelle et incessante des medias a une fonction essentielle : masquer les origines réelles de la violence.  
Ici, tout le propos vise à dédouaner l'école, en tant qu'institution, de sa (part de) responsabilité dans les situations de violence entre élèves.
Au contraire, l'école est présentée comme victime d'une violence venue du dehors, qui ne la concerne pas mais l'éclabousse.
"(...) l’établissement scolaire devient un terrain de mise en œuvre des conséquences du harcèlement."
"Malheureusement, exister sur les réseaux sociaux est une chose extrêmement importante pour les élèves aujourd’hui et ils n’ont aucune maîtrise de ce qu’ils font ou ce qu’ils disent. C’est la source de bien des difficultés et des formes de harcèlement."
Ainsi, M. Kontaxakis estime pertinent d' "accentuer [ses] efforts" sur les réseaux sociaux. Et les seules solutions qu'il envisage et qu'il utilise sont la sanction, la répression, l'interdiction. PuniEs d'ordinateur, privéEs de smartphones, les collégienNEs redeviendront de sages petitEs écolierEs. Et si ça ne marche pas, il reste le procès et l'exclusion.
Au passage, il rejette la responsabilité sur les parents, en charge d'éduquer aux usages des réseaux sociaux, de faire respecter les limites d'âge prescrites (Facebook n'est autorisé qu'à partir de 13 ans, mais l'on n'est pas moins susceptible d'être victime ou auteurE de harcèlement passé cet âge), d'interdire.
"La responsabilité appartient quand même aux parents."
Ainsi, il se dédouane sans scrupules de la sienne lorsque des parents viennent lui rapporter des faits de harcèlement en ligne :
 
"Oui mais attendez, vous venez vous plaindre le lundi matin pour que je fasse quelque chose par rapport à quelque chose qui s’est passé à l’extérieur de l’établissement, sous votre responsabilité ?"
Il faut tout de même une bonne dose de mauvaise foi pour affirmer que ce qui se passe le soir et le week-end sur les réseaux sociaux ne concerne pas l'école. Essentiellement parce que les collégienNEs ne se sont pas, que je sache, rencontréEs sur Tinder ou SnapChat mais bien...au collège. C'est l'école qui les réunit, ou plus précisément, leur impose d'être en relations les unEs avec les autres, pour le meilleur, et trop souvent, pour le pire. Relations imposées, apprentissages imposés, activités imposées, comportements imposés, dans un cadre rigide où elles et ils sont mis en compétition les unEs avec les autres, et soumisEs à l'autorité et au jugement des adultes et de l'institution. Un contexte on ne peut plus fertile à la violence.

La gravité du harcèlement en ligne tient à ce qu'il permet à cette violence de déborder le cadre scolaire, d'envahir la sphère privée, et non le contraire. Il rend le harcèlement absolument permanent, l'accélère, l'étend à des personnes hors de l'établissement, diminue l'empathie et l'auto-contrôle par la mise à distance de la relation virtuelle. En ne laissant aucun répit à l'élève harceléE, le cyberharcèlement pousse certainEs au suicide. Et cela permet, aspect non négligeable, de le rendre plus invisible encore aux yeux des enseignantEs et des équipes éducatives : en apparence, au collège, tout se passe bien. Mais en coulisses, c'est le lynchage. 

"J’ai fait en sorte que dans l’établissement les élèves n’aient pas accès à Facebook ou à Twitter. On a défini avec les plateformes informatiques du rectorat un certain nombre de sites qui sont bloqués. C’est important que je puisse dire aux parents « ce n’est pas chez moi »."

Interdire les téléphones et fliquer l'usage d'Internet, c'est non seulement parfaitement inutile, mais cela mobilise une énergie qui serait mieux employée à chercher à comprendre les causes réelles de la violence, les besoins des collégienNEs, la colère et la souffance de celles et ceux qui harcèlent comme de celles et ceux qui sont harceléEs.

En suivant la logique de M. Kontaxakis, il serait peut-être plus pertinent, pour lutter efficacement contre le harcèlement au collège, de supprimer le collège.

En attendant, on peut lire cette lettre ouverte des personnels du collège République à Bobigny, qui se montrent solidaires des élèves et voient dans la violence de certainEs d'entre elles et eux l'expression d'une colère légitime.



[1] Lire à ce sujet "J'ai stalké mes élèves", témoignages de profs curieux", sur le site Rue89.
[3] Il serait sans doute plus pertinent de former les élèves à la question de la surveillance électronique, du partage d'informations et de la protection de la vie privée, des stratégies marketing... Car la violence d'Internet se situe plutôt, d'abord, dans ces aspects.

5 avr. 2016

Des mots #1 - School-Bullying

"School Bullying" est l'équivalent anglophone de "harcèlement scolaire". Souvent raccourci au seul mot "Bullying", qui vient de "Bull", le taureau ou jeune taureau.
Plus largement, "Bull" signifie aussi "jeune mâle", et est associé à la fougue, la brutalité, voire la bêtise. 

On parle ainsi d'un "bully" pour une personne (unE élève) qui harcèle - toujours présenté sous les traits d'un jeune garçon costaud, brutal et borné, pour ne pas dire abruti. Ce stéréotype est une figure usuelle en bande dessinée, j'en parlerai peut-être dans un futur billet. En réalité, les personnes qui harcèlent et agressent sont souvent très éloignées de ce cliché. 

Si le "bullying" peut aussi être étendu au sens plus large de harcèlement, et peut donc s'appliquer à des contextes variés (on parlera de Cyberbullying, Sexual Bullying, Workplace Bullying, Trans Bullying, etc), on le trouve d'abord et essentiellement lié à l'école et au contexte scolaire. D'ailleurs, l'expression a été employée pour la première fois en 1897 à propos de l'éducation, dans un article de pédagogie [1].
Concernant le harcèlement au travail et le harcèlement sexuel, dont on suppose qu'ils concernent uniquement les adultes, on utilisera plus volontiers le terme harassment.

Deux rapides recherches dans Google Image donnent des résultats éloquents :

 Bullying :
 Harassment :





Pourtant les définitions de ces deux mots sont très similaires, comme on peut le constater sur Wikipédia :
  • Bullying signifie "the use of force, threat, or coercion to abuse, intimidate, or aggressively dominate others. The behavior is often repeated and habitual".
  • Harassment "covers a wide range of behaviours of an offensive nature. It is commonly understood as behaviour which disturbs or upsets, and it is characteristically repetitive. In the legal sense, it is behaviour which appears to be disturbing or threatening".
Dans les deux cas il s'agit d'un comportement répétitif consistant à malmener quelqu'un par l'intimidation, la menace, l'usage de la force et de la contrainte.   
    Alors pourquoi ne pas utiliser le même mot pour tous les contextes ?

    Parce qu'ils n'ont, en réalité, pas tout à fait le même sens, ni surtout la même portée symbolique.      


    Minimiser :

    "Pour jouer". Autrement dit, le harcèlement entre enfants ou ados, ce n'est jamais aussi grave qu'entre adultes. Rien de bien méchant, tous les jeunes animaux se chamaillent et se bousculent, et c'est là un comportement naturel.
    Les auteurs ne se questionnent pas sur la contradiction qui peut exister entre "coups violents" et "pour jouer". La violence peut être un simple jeu. On y reviendra, mais c'est une idée extrêmement répandue dans notre culture, et bien ancrée dans nos têtes.
    L'expression "bullying" vise à minimiser le phénomène non seulement en le distinguant, mais aussi en exprimant l'idée qu'il ne s'agit pas réellement de violence, encore moins d'actes répréhensibles ou de délits - comme c'est le cas pour le harcèlement moral et le harcèlement sexuel, qui sont punis par la loi.
    Jusque récemment, le harcèlement scolaire ne faisait pas l'objet de sanctions pénales. Ce n'est que depuis 2014 que le Code Pénal sanctionne tout fait de harcèlement, quel que soit le contexte (travail, école, couple...).
    Utiliser le terme "bullying", c'est donc distinguer les violences scolaires d'autres situations de harcèlement, comme s'il s'agissait de phénomènes très différents. Cela peut contribuer à invisibiliser le droit de porter plainte pour des faits de harcèlement à l'école, par exemple.



    Naturaliser :

    Utiliser un terme qui renvoie à l'éthologie (l'étude du comportement des animaux) laisse supposer que le comportement dont il est question serait inné, naturel, et non culturel. Le harcèlement entre élèves ne serait pas la conséquence d'une construction sociale, d'un système et d'un contexte particulier, mais une manifestation inévitable de la nature des enfants... par définition "cruels", on le sait bien. 
    Les "solutions" proposées et la manière d'aborder le sujet ne seront évidemment pas les mêmes si l'on considère le phénomène comme une fatalité, en l'occurrence comme une étape incontournable du développement, par exemple. C'est bien triste que les renards bouffent les poules et que la puberté donne des boutons, mais enfin, c'est la NATURE, que voulez-vous.


    Dépolitiser :




    On parle de cyberbullying, notamment, pour désigner le harcèlement sur Internet et les réseaux sociaux.
    Cet usage vient en partie du fait que les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni ont un temps d'avance sur la visibilisation et la répression de ce phénomène (ce qui ne signifie pas que les solutions appliquées soient adaptées et justes, mais c'est une autre question).
    Mais aussi parce que l'usage d'un anglicisme comme "bullying" permet de masquer la réalité des violences scolaires. Pour la plupart d'entre nous, qui ne sommes pas bilingues et encore moins de langue maternelle anglophone, "bullying" ne veut rien dire. C'est un terme vide, qui n'évoque rien, qui n'est pas connoté. Tout comme "burn out", par exemple. C'est plus joli que dépression, souffrance/maltraitance au travail, épuisement professionnel...

    On a là un exemple de "langue de bois", comme on l'observe en politique et en management, dont l'objectif est de neutraliser ce qu'elle qualifie, tout en donnant l'impression de décrire un phénomène avec précision et "expertise".

    Dans un de ses spectacles, Florence Foresti s'amuse de cet usage à propos de l'expression "baby-blues".


    C'est la même chose avec "Bullying" : c'est presque sympa, on se dit que bon, au pire, c'est peut-être juste un peu ennuyeux, comme jouer au ... bowling, par exemple.

    "Bullying", c'est plus propre que "harcèlement scolaire", qui l'est lui-même plus que "harcèlement moral", "harcèlement sexuel", "agressions"/"violences" (psychologiques, verbales, physiques, sexuelles), "viol", "vol", "maltraitance", "torture", "manipulation" ... etc.
    C'est plus propre que racisme, sexisme, classisme, lesbo-homophobie, transphobie, validisme, etc.
    Autant de termes pourtant adaptés au contexte scolaire, comme à celui du travail.





    [1] Frederic Lister Burk (1862-1924), "Teasing and Bullying", in Pedagogical Seminary, vol.4, 1897. Cité par Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette, Harcèlement et brimades entre élèves. La face cachée de la violence scolaire, éditions Fabert, 2011.